
Le Grand Dessein
C’est en 2012 que l’artiste multidisciplinaire Réal Capuano crée le Grand Dessein, un happening rassemblant plusieurs centaines de créateurs pour une séance de dessin d’après modèle vivant qui en réinvente les codes. Le dispositif mis en place par Capuano est à la fois simple et complexe… Une quinzaine de modèles aux corps, personnalité et présences uniques, choisis dans une logique d’inclusion et pour leur force intérieure posent en simultané sur des scènes, passerelles et podiums agencés. L’objectif de ce déploiement est de faire en sorte que plusieurs centaines de dessinateurs aient une vue imprenable sur les tableaux proposés par les modèles, sur une chorégraphie lente et ponctuée d’arrêts permettant le croquis. Une ambiance sonore vient s’ajouter à ce spectacle qui n’en est pas un et il n’en faut pas plus pour que la magie opère. Un simple jeu d’échelle de la part de Capuano.
Outre la complexité logistique qu’impose la tenue d’une telle séance (mise en scène, chorégraphie, décors, costumes, éclairage, ambiance sonore, recrutement des modèles.), c’est l’expérience qu’en font les participants tous azimuts qui s’en trouve complexifiés, chargés d’un nouveau sens. Capuano décloisonne et donne une dimension publique à la traditionnelle séance de dessin d’après modèle vivant. Il ne s’agit plus d’un groupe d’initiés et d’un modèle qui offre une partie de son intimité, cela opère d’un registre plus majeur et soulève des enjeux qui trouvent écho dans nos sociétés contemporaines. Nous acceptons, par exemple, assez aisément la nudité lorsqu’elle se présente dans le privé ou l’intimité. Cependant, il semble plus que jamais impossible de penser la nudité en public sans y mêler les exigences de la publicité et l’omniprésence de la pornographie. Le Grand Dessein offre, en ce sens, un espace pour penser autrement et collectivement la réalité et la noble beauté du corps humain.
Il faut savoir que la séance typique de dessin d’après ‘’nature’’ nous vient de la Renaissance italienne époque à laquelle on redécouvre l’Antiquité et son idéalisation de la nudité. Le dessin d’après modèle vivant s’est ensuite fermement installé dans les académies et fût au cœur de l’enseignement néo-classique du 17ème et 18ème siècle en Europe. Actuellement, on ne peut nier qu’elle soit perçue comme datant d’une autre époque et que la représentation figurative du corps humain par la précision du dessin ne soit plus au cœur des plus hautes aspirations de l’art contemporain. Avec le Grand Dessein, c’est non seulement le format, mais aussi le contenu de la traditionnelle séance qui en est transformé.
« L’appellation Grand Dessein est donnée à un projet grandiose voulu par un dirigeant (roi, empereur ou président) »1. Pour Capuano, c’est un idéal, une espèce d’œuvre d’art total qui brouille les distinctions entre l’auteur et le sujet, le public et les artistes, l’individu et la communauté. Capuano fait de cette utopie, de ce grand remaniement des classes, des genres, des appartenances une occasion de reconnecter, une métaphore d’un projet de société, du bien commun, un guide qui n’a nul besoin de se confronter à la réalité parce que véritable résistance à ce qui nous désunit et nous désolidarise. Le Grand Dessein, ce sont de grandes espérances proposées par une quinzaine de corps nus qui s’entrelacent, de distancient, se parlent dans une chorégraphie. Un théâtre sans mots qui rend toute sa force au corps du modèle et à celui de l’humain. Capuano revisite par le Grand Dessein l’époque des grandes idéologies et nous place devant nos existences contemporaines et leurs relatives vacuités. La séance de dessin d’après nature avait besoin de ce changement d’échelle pour faire contrepoids à l’individualisme ambiant et généralisé.
Bien que spectaculaire, le Grand Dessein n’est pas un spectacle en soi. On n’y retrouve pas ce spectateur passif qui se laisse divertir. Il s’agit bien au contraire d’un véritable participant qui met toute son énergie à capter, retranscrire, exprimer ce qui est donné à son regard. L’énergie du groupe, que l’on peut ressentir au théâtre ou au cinéma est décuplée par l’activation concrète des participants qui s’affairent à une tâche nécessitant l’être entier pour être menée à bien. Une ambiance de travail et de concentration qui en elle-même nous déstabilise, nous, privilégiés que nous sommes et qui fermons trop facilement les yeux sur la réalité des communautés entières dévouées au travail à la chaîne. Est-il possible dans un tel contexte de renouer avec la dimension rituelle de la création, nous demande Capuano?
1-Wikipédia L’encyclopédie libre